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Financement des filières : crédit « avance sur commande » en Bolivie

Enseignements tirés de l’expérience de Crimson Capital/Chemonics dans la filière café en Bolivie

Les difficultés de financement du monde agricole sont bien connues. Dans la plupart des pays en développement, les institutions financières en général et les banques en particulier sont réticentes à prêter à des activités agricoles, particulièrement celles impliquant des petits producteurs, à cause des risques réels et perçus et des coûts de transaction élevés.

Dans ce contexte, le financement rural cherche à développer aujourd’hui des approches pragmatiques, des synergies et complémentarités entre acteurs diversifiés. Comme le mentionnait le Coup de projecteur de mai 2008 (Financement du monde agricole et rural : quoi de neuf ?), l’une des approches expérimentée consiste à rapprocher deux entrées de la finance rurale et agricole : le secteur financier et la filière. L’idée est de considérer les aspects financiers comme partie intégrante de la filière dans son ensemble et d’intégrer leur analyse à celle des autres aspects de la filière.

Outre les données sur les tendances historiques du secteur, la production, les coûts de transformation, de distribution/vente et d’exportation, la répartition des rentes et allocations au sein de la filière, les relations de financement et le rendement de l’activité à chaque niveau de la chaîne, l’analyse porte également sur la circulation de l’information et la dynamique des relations commerciales entre acteurs, lesquelles ont des implications importantes pour le financement.

Le programme AMAP de l’USAID s’intéresse aux pratiques innovantes dans ce domaine et vient de récompenser deux expériences dans le cadre du concours « Innovations in Financing Value Chains ». L’une d’elle est menée par Crimson Capital/Chemonics qui a mis en place une offre de crédit « avance sur commande » en Bolivie.

Crédit « avance sur commande » aux filières boliviennes

Contexte : un projet d’appui aux filières rurales

A la fin des années 90, l’économie bolivienne a beaucoup souffert de la baisse de la demande à l’exportation et des changements climatiques. Si elle a amorcé un rétablissement, elle continue à être pénalisée par les conséquences de la transition politique et par l’instabilité sociale. De nombreuses institutions de microfinance ont cessé leurs opérations et celles qui restent sont réticentes à fournir des services financiers au secteur rural.

Outre les coûts et risques traditionnellement associés au crédit rural, un obstacle supplémentaire tient à la nature des cultures produites dans certaines provinces : la culture illicite de coca, plus rentable, est souvent privilégiée et décourage les institutions financières de s’engager dans le financement rural.

Les produits proposés par les institutions financières traditionnelles sont inadaptés aux petits producteurs, notamment du fait des exigences de garantie et du faible réseau d’agences dans les zones rurales. Il existe des pratiques de financement informel au sein des filières, mais souvent très limitées et qui présentent le risque de restreindre les opportunités de diversification des débouchés pour les producteurs bénéficiant de crédits de la part d’acheteurs.

Dans ce contexte, Chemonics et Crimson Capital mettent en œuvre le projet Arco (Rural Competitiveness Activity) d’appui à la compétitivité des entreprises rurales financé par l’USAID. Il consiste à promouvoir les activités productives licites et l’accès aux services financiers dans les régions des Yungas et de Chapare où la culture de coca est prévalente. Le projet comporte deux composantes : une assistance technique à la production et un volet financement de filière.

Le composant financement de filière de l’Arco a identifié 12 contraintes clés à l’offre de services financiers rentables en milieu rural (voir encadré). Un produit a ensuite été développé en réponse à ces contraintes, sous la forme d’un crédit de trésorerie consistant en une avance sur commande.

Douze contraintes au financement des acteurs de filières agricoles en Bolivie

  1. Le risque systémique - conditions météorologiques et mauvaises récoltes
  2. Le risque de marché - fluctuations saisonnières et cycliques des prix
  3. Le risque de crédit - notamment manque de garanties et services d’appui insuffisants
  4. La faiblesse des retours sur investissement - limités et lents en Bolivie, où la rotation du capital en zone rurale est lente.
  5. La faiblesse des investissements et des actifs - options de garantie limitées
  6. La dispersion géographique – difficulté à réaliser des économies d'échelle
  7. L’inadéquation des infrastructures - communications, routes, services sociaux augmentent le coût des prêts
  8. La faiblesse des capacités techniques et de la formation - limite l'adaptation aux nouvelles technologies, la productivité et la compétitivité
  9. L'exclusion sociale - fait obstacle à l'intégration dans les marchés financiers et réduit l'efficacité du marché
  10. La faiblesse des capacités institutionnelles - notamment capacités techniques et de gestion des organisations dans les régions rurales
  11. L'interférence du politique et du social – annulation de dettes, retenue de l'épargne, plafonnement des taux d'intérêt, culture de subventions créent un risque potentiel pour les intermédiaires financiers.
  12. Les risques réglementaires - exigences excessives, manque d'application de la réglementation 

Conception du produit de crédit

Le crédit avance sur commande est une forme de financement de trésorerie fondé sur les transactions. Lorsqu’une entreprise reçoit une commande de produit de la part d’un client, le prêteur avance les fonds nécessaires à la production, à l’emballage et à l’acheminement de la commande. Le bon de commande contractuel sert de garantie au prêt. La créance est transférée à l’institution de crédit et devient la source de remboursement du prêt.

Réussir l’introduction d’un produit de crédit de ce type nécessite :

  1. une connaissance approfondie du marché des services financiers ;
  2. un engagement à long terme de la part de l’organisation chargée de la mise en œuvre ;
  3. une assistance technique significative pour promouvoir le produit et former le personnel de l’institution de crédit.

Le projet Arco a donc commencé par réaliser une étude du marché dans les Yungas et le Chapare pour évaluer la demande potentielle pour le produit de crédit avance sur commande. L’étude de l’offre a montré que 9 institutions fournissaient des services financiers mais avec des produits et des ressources limités, et quasiment aucune offre de crédit de trésorerie.

L’analyse de la demande a mis en évidence une culture de la subvention et un manque d’accès au financement. Elle a fait ressortir une demande non satisfaite en crédit et autres services financiers. Sur cette base, le projet a décidé que sa première intervention consisterait en l’introduction de crédits de trésorerie.

Le projet a lancé un appel à manifestation d’intérêt auprès d’institutions de crédit dans les provinces ciblées. Le projet offrait le versement d’une petite subvention permettant de couvrir les coûts d’ouverture de deux nouvelles agences dans les régions des Yungas et de Chapare, ainsi que de l’assistance technique de la part d’Arco. En échange, les institutions de crédit intéressées devaient s’engager à ouvrir les agences prévues et y proposer des services bancaires complets, à utiliser leurs propres fonds pour financer le produit d’avance sur commande et à atteindre les objectifs quantitatifs de crédit fixés.

Sur les trois réponses reçues, Arco a retenu le fonds privé FIE, une institution de microfinance bolivienne leader pour mener le test pilote du produit.

Arco a commencé à travailler avec FIE pour développer un produit de crédit avance sur commande adapté aux besoins locaux. Elle l’a accompagné sur tous les aspects du développement de produit et a mis en place des programmes de formation suivis par plus de 100 employés de FIE. Il s’agissait de leur apprendre à :

  • identifier les clients ayant un besoin et un intérêt dans le produit ;
  • évaluer les besoins potentiels des clients ;
  • structurer les conditions du produit de manière souple pour répondre aux besoins spécifiques des petits paysans et structures associatives ;
  • évaluer le risque de crédit associé et concevoir les conditions de manière à minimiser les risques d’impayés ;
  • distribuer le produit.

Si FIE a accepté de consacrer du temps et des ressources au développement et à la mise en œuvre du produit, c’est grâce à plusieurs incitations. La première consistait à élargir sa clientèle grâce au nouveau produit dans un contexte de saturation du marché bolivien du microcrédit. La seconde incitation résidait dans l’offre de renforcement des connaissances et des compétences du personnel par Arco. Enfin l’apport de subventions (sous condition d’atteinte de 4 objectifs de crédit spécifiques) permettait de réduire le risque associé au lancement d’un nouveau produit auprès d’une nouvelle clientèle.

Comment le modèle fonctionne-t-il concrètement ? Démonstration avec l’exemple de la filière du café bio dans la région des Yungas.

L’un des premiers crédits « avance sur commande » a financé une transaction entre Cooperativa Agropecuaria Integral Noreste, une association de 260 petits producteurs de café, et A. Van Weelly, une célèbre société de commerce néerlandaise spécialisée dans les produits bio. Integral Noreste avait reçu une commande de A. Van Weelly pour près de 20 tonnes de café arabica biologique de Bolivie, mais ne disposait pas des ressources nécessaires pour traiter, emballer et expédier la commande.

Un prix de 2,84 USD / kg ayant été convenu, la valeur totale de la transaction était de 55 664 USD. En octobre 2007, la FIE a accordé un crédit à Integral Noreste de 30 000 USD sur 90 jours à un taux annuel de 12%. Ce financement a été utilisé par Integral Noreste pour le traitement post-récolte, l'emballage et le paiement des producteurs. À titre de garantie, Integral Noreste a officiellement transféré sa créance de A. Van Weelly à FIE et déposé 10 000 USD sur un compte d’épargne auprès de la FIE. Aucun autre frais n’a été appliqué, ni aucune autre garantie demandée.

Auparavant, la coopérative n’était en mesure de payer les producteurs que 3 à 4 mois après la réalisation de la commande. Ceux-ci étaient donc le plus souvent poussés à vendre leur production à d’autres intermédiaires capables de payer immédiatement, mais à un prix plus bas.

Le test pilote s’est avéré un mécanisme efficace pour diminuer le risque de crédit des institutions financières dans les zones rurales. Arco a continué à répliquer le modèle dans la filière café et FIE envisage de son côté l’ouverture de nouvelles agences et l’extension du produit au niveau national. Le pilote a eu un effet de démonstration et d’autres institutions financières, telles que Prodem une institution non bancaire, offrent depuis des produits faisant concurrence au crédit avance sur commande. 

Conclusion

Les éléments clés pour la réussite de tout projet de financement des filières sont la réduction des risques et la conception d’incitations durables. Mettre en place ces deux éléments de telle manière qu’ils ne se substituent pas aux dynamiques du secteur privé mais qu’ils catalysent le développement de la concurrence est essentiel.

Quelques enseignements importants ont émergé du modèle Arco en matière de diminution du risque et d’instauration de la confiance et d’incitations pérennes dans la filière café.

  • Le risque de crédit supporté par les institutions financières a été réduit par la création d’un mécanisme de transfert de créances basé sur la demande des clients.  
  • Les subventions ont été ciblées pour réduire les coûts d’entrée sur le marché pour encourager la pérennité des interventions des institutions financières. Les subventions ont servi à couvrir le coût d’ouverture de quatre nouvelles agences dans les Yungas et le Chapare.
  • Des relations de confiance et de coopération ont été établies entre acheteurs, vendeurs et intermédiaires financiers par le biais du partage d’information, d’une collaboration accrue et de la meilleure connaissance des contraintes de chacun.

D'autres enseignements peuvent être relevés :

  • prendre du temps pour analyser les points d’achoppement et déterminer la demande en services financiers ainsi que le type de produit demandé ;
  • initier les interventions sur la base des bonnes relations déjà existantes au sein de la filière ;
  • assurer un processus de « due diligence » nécessaire à chaque bout de la chaîne de transaction car un risque est associé aussi bien au vendeur qu’à l’acheteur ;
  • former le personnel de l’institution financière, notamment en marketing, est important car c’est lui qui aura la tâche d’informer et de convaincre la clientèle de la pertinence du nouveau produit ;
  • concevoir un produit ou une gamme de produits spécifique(s) en fonction des résultats de l’enquête sur la demande ;
  • choisir soigneusement le meilleur modèle institutionnel de distribution (mutuelle de crédit avec un fort ancrage local, banque commerciale, institution financière non bancaire, institution de financement de PME, institution de microcrédit…) ;
  • adapter le produit à la culture, aux procédures et aux règles institutionnelles pour minimiser la résistance au changement ; cela peut passer par une bonne implication du personnel dans la conception du produit ;
  • accompagner l’institution financière dans un processus progressif étape par étape pour se donner toutes les chances de réussir la première opération ; ce succès initial est essentiel pour démontrer les bénéfices et emporter l’adhésion ;
  • ssurer une bonne assistance technique, essentielle pour renforcer la position du producteur en améliorant la qualité du produit, en augmentant les prix et en assurant le bon remboursement ;>
  • intégrer les incitations pour rendre l’intervention pérenne ;
  • définir une stratégie de sortie depuis le début du projet pour éviter de créer une dépendance.

Outre la Bolivie, Crimson Capital a introduit avec succès des produits d’avance sur commande et d’autres produits de financement pré-exportation en Moldavie, en Arménie, au Kosovo et en Macédoine et collabore actuellement avec Chemonics pour introduire ces produits en Azerbaïdjan et au Pérou.

Le crédit avance sur commande peut être appliqué à n’importe quel niveau de la filière : fournisseurs, producteurs, transformateurs, distributeurs ou grossistes. Toutefois il doit s’accompagner d’autres types d’appui et convient généralement mieux aux entreprises de petite ou moyenne taille ; il est moins adapté au microfinancement.

En outre, ce type de produit répond à des besoins de crédit de trésorerie à court terme, mais ne solutionne pas les besoins de crédit à plus long terme pour financer l’infrastructure et l’équipement ; répondre à ces besoins de financement de moyen et long terme reste un enjeu majeur pour les bailleurs de fonds et les opérateurs.

D’après H. Schiff et J. Stallard, Purchase order finance in Bolivia. Innovations in financing value chains, AMAP microREPORT #151, USAID, avril 2009.

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