Interview FinDev

De l'éducation financière à la santé financière

Davide Castellani

Davide Castellani est professeur associé en banque, finance et microfinance à l'Université de Bergame. Il est co-responsable du groupe d'action From Research to Practice d’e-MFP.

Max Nino-Zarazua

Max Nino-Zarazua est consultant indépendant, spécialiste de l'inclusion financière et du développement international. Il est co-responsable du groupe d'action From Research to Practice d’e-MFP.

Portail FinDev : Pourriez-vous définir la santé financière et expliquer comment elle est mesurée ?

Davide Castellani et Max Nino-Zarazua : La santé financière, également appelée bien-être financier, désigne un état de la vie financière des individus dans lequel ils peuvent maîtriser leurs finances, faire face à leurs obligations financières actuelles et courantes, absorber les chocs financiers et de faire preuve de résilience, être confiants quant à leur avenir financier, avoir la liberté de faire des choix financiers et saisir les opportunités qui se présentent à eux au fil du temps.

Quatre indicateurs permettent de la mesurer : (1) le contrôle financier, (2) la résilience financière, (3) la liberté financière et (4) la sécurité financière. Ces dimensions sont spécifiques au contexte et sont liées à la fois aux caractéristiques individuelles et aux facteurs macro-économiques tels que le niveau d'emploi, l'environnement économique, l'inflation, etc.  

Portail FinDev : Puisque nous avons commencé à la mesurer, que savons-nous de l'état actuel de la santé financière dans le monde ?

Davide Castellani et Max Nino-Zarazua : La mesure de la santé financière en est encore au stade expérimental. Par exemple, en 2020, l'OCDE a tenté de mesurer le bien-être financier dans 25 pays en suivant la méthodologie du Consumer Financial Protection Bureau (États-Unis). Cette étude a montré, d'une part, que sept pays seulement obtenaient un score supérieur à 50 % et, d'autre part, que le stress financier et l'inquiétude relative à la situation financière étaient un phénomène universel, indépendant du niveau de développement des pays.

Un autre exemple de mesure transnationale est le Global Findex 2021, qui n’évalue que la résilience financière. Les résultats montrent que dans les économies en développement, seuls 55 % des adultes peuvent accéder à des fonds d'urgence dans un délai de 30 jours sans difficulté, ou avec un minimum de difficulté. Ce pourcentage est de 79 % dans les économies avancées.

Portail FinDev : Quel est l'impact des facteurs externes sur la santé financière ?

Davide Castellani et Max Nino-Zarazua : FSD Kenya mesure la santé financière depuis 2016 par le biais de son enquête FinAccess. Celle-ci révèle une évolution frappante : à mesure que l'inclusion financière augmente, la santé financière diminue. Entre 2016 et 2021, la proportion de personnes en bonne santé financière a diminué de moitié. Les auteurs constatent que les facteurs externes, en particulier les facteurs macroéconomiques, sont les principaux moteurs de cette baisse.

D'abord, le marché du travail a connu des changements substantiels, notamment à cause de l’augmentation de la part des travailleurs occasionnels. Ensuite, la forte inflation des trois dernières années, également déclenchée par la crise du COVID-19, s’est accompagnée d’une baisse des revenus médians. Enfin, la crise du COVID-19 a augmenté la demande d'envois de fonds des travailleurs migrants en exerçant une pression sur les adultes occupant un emploi. Ces changements, entre autres, ont bouleversé le budget des ménages et réduit les liquidités. On voit donc bien que les facteurs externes influencent le niveau de santé financière et que ce dernier n'est pas nécessairement corrélé à l'inclusion financière.

Les facteurs externes influencent le niveau de santé financière et que ce dernier n'est pas nécessairement corrélé à l'inclusion financière.

Portail FinDev : Quelle est la relation entre l'éducation financière et la santé financière ?

Davide Castellani et Max Nino-Zarazua : L'éducation financière est le processus par lequel les individus acquièrent des connaissances et développent des compétences, des attitudes et des comportements qui leur permettent de prendre des décisions éclairées sur l’acquisition et l'utilisation de services et de produits financiers, et de parvenir à terme au bien-être financier.

Les personnes qui possèdent des connaissances financières ont tendance à être plus averties sur le plan financier, elles ont la capacité d'évaluer et de choisir les produits financiers qui répondront à leurs besoins spécifiques à un moment donné de leur vie. L'éducation financière est un élément important pour atteindre la santé financière.

Portail FinDev : Peut-on dire que l'utilisation accrue de produits financiers faciles d'accès, tels que les crédits digitaux et l'épargne mobile, a eu un impact sur la santé financière ? Comment la finance digitale peut-elle soutenir l’accumulation de capital et la croissance ?

Davide Castellani et Max Nino-Zarazua : Les produits financiers digitaux ont certainement amélioré la situation financière de nombreuses personnes dans les pays en développement, mais ils ont également fait surgir de nouveaux risques et de nouveaux problèmes. Au Kenya, le nombre de personnes utilisant des crédits digitaux pour financer des dépenses non productives a augmenté, principalement parce que ces produits sont faciles d'accès. Cependant, beaucoup d'entre elles ne sont pas conscientes des risques associés, par exemple du niveau très élevé des taux d'intérêt, ou des conséquences qui peuvent découler d'un retard de remboursement.

Pour que les produits financiers digitaux aient un impact positif, ils doivent être conçus et distribués de manière responsable. Cela signifie que nous devons avant tout comprendre à quel public nous nous adressons et quels sont ses besoins, tant au niveau de la conception que de la distribution. Nous devons également nous demander si le produit que nous nous proposons de mettre sur le marché peut avoir des conséquences négatives sur le bien-être des clients, s’il est utilisé à mauvais escient. Cet aspect-là est souvent négligé, alors qu'il s'agit d'une condition préalable essentielle à l'accumulation de capital et à la croissance à long terme. Dans cette optique, il est également primordial de soutenir les utilisateurs avec des outils et des approches tels que l'éducation à la finance digitale, afin d'améliorer leurs capacités financières.

Nous devons également nous demander si le produit que nous nous proposons de mettre sur le marché peut avoir des conséquences négatives sur le bien-être des clients, s’il est utilisé à mauvais escient.

Portail FinDev : Comment l'éducation financière doit-elle être mise en œuvre pour avoir un impact positif sur la santé financière ?

Davide Castellani et Max Nino-Zarazua : La meilleure façon de la mettre en œuvre est d’offrir un processus d'apprentissage expérientiel, par lequel les utilisateurs de services financiers acquièrent des connaissances et modifient leurs comportements en s'engageant activement dans l'utilisation de services et de produits financiers. Ils apprennent aussi des succès et des échecs des autres. Ce qui est important, c'est de promouvoir des moments propices à l'apprentissage ("nudges" en anglais) qui améliorent les capacités financières permettant de prendre des décisions éclairées.

La stratégie de commercialisation des produits doit intégrer des programmes d'éducation financière efficaces conçus dès le départ.  Cette approche permet de dispenser une éducation financière à grande échelle dans le cadre même des efforts de commercialisation des produits. Comme le souligne MSC, "fournir des informations claires, concises et impartiales dans la langue du consommateur et lui donner la possibilité d'expérimenter fonctionne mieux que les approches traditionnelles d'éducation financière, et peut modifier le comportement financier des utilisateurs".

Les décideurs politiques et les intermédiaires financiers doivent promouvoir des comportements financiers positifs en adaptant les politiques et les produits aux évolutions de la société et de l'économie.

Portail FinDev : Comment atteindre la santé financière ? Comment entretenir un comportement financier favorable ?

Davide Castellani et Max Nino-Zarazua : Même si la santé financière est largement déterminée par des facteurs externes, les comportements, les attitudes et les choix financiers jouent un rôle important. Les décideurs politiques et les intermédiaires financiers doivent promouvoir des comportements financiers positifs en adaptant les politiques et les produits aux évolutions de la société et de l'économie.

La première étape consiste certainement à mettre en place un système juridique plus efficace pour protéger les clients et à sensibiliser davantage les intermédiaires financiers à leur responsabilité sociale. Il faut ensuite étudier le contexte et son évolution dans le temps, et comprendre quels segments de la population sont les plus vulnérables et pourquoi. Cette analyse est nécessaire pour concevoir des produits et des services centrés sur le client.

Par exemple, la gig economy a engendré une masse de travailleurs qui dépendent d'emplois occasionnels, sans protection sociale et avec des flux de trésorerie fluctuants. Conscient de ce problème, le FENU a mis en œuvre un programme en Malaisie en collaboration avec des entreprises fintech afin de développer des produits d'épargne dédiés à cette catégorie de travailleurs, dans le but ultime d'améliorer leur santé financière. Ces produits comprennent également un volet d'éducation financière intégré à la distribution du produit. Des initiatives comme celle-ci sont de bons exemples de la manière de lier l'éducation financière et la santé financière.

Cliquez ici pour accéder à l'enregistrement de la session organisée dans le cadre de la Semaine européenne de la microfinance 2022.

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James GUERRIER , Haïti
05 avril 2023

Merci de m'offrir cet espace pour enrichir ma connaissance sur l'inclusion financière.

Mbaye Babacar , Aucune, Sénégal
23 mars 2023

La finance digitale a largement contribué à l'inclusion financière mais elle risque aussi d'accentuer la fracture sociale si les pouvoirs publics ne veillent pas sur la sécurité des usagers.
Les fraudes et arnaques constituent des facteurs non négligeables de déstabilisation des systèmes financiers mobiles. Les usagers commencent à développer des peurs, je n'ai pas de statistiques mais au tour de moi en tant que prestataire dans ce domaine, je sens beaucoup d'abandons; les usagers arrêtent les transactions digitales et se rabattent sur les services traditionnels moins risqués. La gestion des codes et mots de passe semble très difficile pour une grande frange de la population surtout avec le besoin pour les opérateurs d'offrir des assistances à distance.
La simplicité des opérations digitales favorise par ailleurs les dépenses des usagers qui accentuent le niveau de consommation sur des services non essentiels qui, à la fin, réduisent leur santé financière notamment par la baisse de leur capacité à épargner et la réduction de leur résilience face aux multiples menaces.
En conséquence, l'association de micro-assurance des comptes de monnaie électronique à l'adhésion me semble aussi importante que celle de l'éducation financière.

Mbagnick GUEYE , Sénégal
23 mars 2023

Ce thème est important au plan macro économique. Je félicite les auteurs. Mais il est important de souligner qu'il existe des programmes d'éducation financière tel que le PEFG développé par Microfinance Opportunies et le CGAP qui fournit beaucoup d'outils pouvant aider l'individu à mesurer sa santé financière.

Fabrice BEHIBRO , Côte d’Ivoire
23 mars 2023

Thématique d'actualité et c'est clair que l'inclusion financière doit être "responsable" en passant par le préalable qu'est l'éducation financière des populations.
En effet, il n'est pas question de mettre les populations et, surtout les plus vulnérables dans une situation financière plus compliquée que celle dans laquelle elles sont.
Bravo pour ce partage !

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