Interview FinDev

La digitalisation de la paie transforme la vie économique, sociale et financière des travailleurs

Marjolaine Chaintreau

Marjolaine Chaintreau a plus de 14 ans d'expérience dans la banque, l'innovation et l'investissement à impact. Elle est actuellement responsable de l'innovation des paiements numériques dans le secteur privé pour Better Than Cash Alliance à UNCDF. Marjo dirige les partenariats internationaux de l'Alliance et la stratégie nationale avec les entreprises, en particulier dans le secteur des biens de grande consommation, du vêtement et de l'agroalimentaire. 

Jean Pascal Mvondo

Jean Pascal Mvondo est responsable régional de l'Afrique francophone et du Moyen-Orient pour Better Than Cash Alliance à UNCDF. Il aide les gouvernements à nouer des partenariats avec des entreprises du secteur privé et des organisations internationales pour le lancement de stratégies nationales de paiement numérique afin de stimuler la croissance économique, le travail décent et d'encourager l'innovation.

Portail FinDev est partenaire de l'événement Making Finance Work for Women 2020 organisé par Women's World Banking, qui s'est déroulé du 20 au 21 octobre 2020. Marjolaine Chaintreau (Better Than Cash Alliance), interviewée pour cet article, est intervenue lors de la session "augmenter le potentiel des salaires numériques". 

Où se situe l’Afrique de l’Ouest concernant la digitalisation du paiement des travailleurs ? Quels sont les obstacles à cette digitalisation ?

Jean Pascal Mvondo : Il existe très peu de données à l’échelle régionale. Cependant, il y a des estimations à l’échelle du continent africain. L’OIT (Organisation Internationale du Travail) estime que 1 travailleur sur 10 sur le continent a accès à un travail formel pour lequel il reçoit un salaire formel (85,8% de l’ensemble des emplois). On peut donc estimer que plus de 80 % des travailleurs au sens large reçoivent leur paiement en espèces (ou en chèques).

Trois obstacles principaux entravent la digitalisation de la paie : 

  • La taille du secteur informel dans l’ensemble du continent, qui varie de 50 à 90% en fonction des pays.
  • Un taux d’inclusion financière historiquement faible dans la région, qui a toutefois augmenté de façon exponentielle depuis 2010 grâce aux solutions de porte-monnaie électronique et qui constitue aujourd’hui une opportunité.
  •  21% des travailleurs en Afrique reçoivent une paie qui les maintient en-dessous du seuil de pauvreté, ce qui ne les encourage pas à épargner ou à recevoir leur paie de façon numérique. 

 

Au Sénégal, seuls 7% du volume des salaires sont numérisés (source).

 

Quelles sont les actions prises par Better Than Cash Alliance et ses membres pour accélérer la digitalisation de la paie en Afrique de l’Ouest ?

Marjolaine Chaintreau : Better Than Cash Alliance travaille sur trois points principaux. Premièrement, c’est d’amener ce sujet auprès de nos membres, que ce soient des entreprises ou des gouvernements, et d’identifier les bonnes pratiques avec des exemples d’entreprises qui ont déjà franchi le cap.

Le deuxième point, c’est de collaborer avec les gouvernements pour la digitalisation de leurs paiements, afin de créer un environnement favorable pour les paiements électroniques, mais aussi de les sensibiliser au rôle qu’ils peuvent jouer pour soutenir les entreprises employeurs dans la transformation financière digitale du pays. L’idée, c’est de réaliser tout l’impact que cela pourrait avoir sur les flux de paiement du secteur privé et en particulier les salaires, les paiements des travailleurs etc. Beaucoup de gouvernements en Afrique de l’Ouest ont une stratégie de paiement digital liée à l’inclusion financière mais il n’y a pas forcément de lien avec le secteur privé.

Enfin, nous essayons d'amener ce sujet à une autre échelle avec la Banque Mondiale, avec qui nous soutenons les états de l’Afrique de l’Ouest. Nous collaborons également avec l’OIT qui fait partie de nos membres et qui a lancé fin 2020 le Global Center for Digital Wages for Decent Work. Nous souhaitons que la digitalisation de la paie des travailleurs puisse devenir un standard international et une des bonnes pratiques de l’agenda du travail décent au niveau international et dans tous les secteurs.

 

Pouvez-vous nous présenter les impacts positifs concrets de la digitalisation de la paie à la fois pour les travailleurs et les employeurs ?

Jean Pascal Mvondo : on observe plusieurs bénéfices pour les travailleurs qui reçoivent leur paie de façon digitale.

  • Premièrement, c’est la sécurisation de la paie et l’assurance de la recevoir dans son intégralité. En effet, quand les paies sont distribuées en espèce, les travailleurs sont confrontés à des défis comme le manque de transparence de certains intermédiaires.
  • Deuxièmement, ils sont tous payés au même moment et sans se déplacer, ce qui leur permet de ne pas avoir à quitter leur poste pour récupérer leur paie et d’être payé même durant le week-end ou en cas de congé.
  • Enfin, cela permet aux travailleurs vivant dans des zones reculées de pouvoir immédiatement effectuer des opérations bancaires électroniques, comme payer leurs factures ou envoyer de l’argent à leur famille sans avoir à se déplacer.

On a également remarqué que les travailleurs recevant leur paie électroniquement s'intéressent à des produits financiers additionnels auxquels ils ont accès depuis qu’ils disposent de leur porte-monnaie électronique, comme les produits d’épargne et d’assurance.

Marjolaine Chaintreau : les bénéfices pour les travailleurs s’appliquent également à l’employeur, qui a intérêt à ce que les travailleurs soient plus résilients et aient accès à davantage de services financiers. En addition, on observe deux grands avantages propres à l’employeur :

  • Plus d’efficacité et de productivité, car il y a une amélioration des procédures de paiement et donc une réduction du temps passé à effectuer les paiements. Eiffage, sur le projet du TER au Sénégal, a par exemple optimisé de 15 % les coûts liés au traitement des salaires.
  • Plus de transparence, moins de fraude et plus de traçabilité dans les paiements. Plusieurs employeurs nous ont affirmé que ça leur permettait d’être certains que le travailleur recevait sa paie exacte et tous les bénéfices liés à leur travail.

 

Par le biais de quels types de services financiers digitaux une entreprise peut-elle digitaliser les paiements des travailleurs ?

Jean Pascal Mvondo : une entreprise a la possibilité de s’associer avec une banque, un émetteur de monnaie électronique (porte-monnaie électronique) ou bien une Fintech. Le plus souvent, elle s’associe avec un mix de ces trois acteurs.

En effet, les travailleurs au sein de la même entreprise ne reçoivent pas le même niveau de paie et toutes les solutions électroniques ne sont pas forcément adaptées à leur situation. Par exemple, les cadres en CDI reçoivent leur salaire via une banque ou une IMF car ils peuvent facilement absorber les coûts liés à la gestion de leur compte. En revanche, les acteurs dont les salaires sont inférieurs à 100.000 francs CFA par mois (183 USD) sont pris en charge par des solutions de type porte-monnaie électronique ou par des partenariats avec des agrégateurs.

C’est pourquoi une seule solution ne peut pas être adaptée à tous les travailleurs. On a par exemple observé le cas d’une entreprise qui a décidé de digitaliser uniquement de manière bancaire. Or les travailleurs qui avaient des niveaux de paie faibles se retrouvaient avec des frais représentant 15% de leur paie, ils n’avaient donc pas d’intérêt à être payés à travers un compte en banque, mais les frais peuvent être plus bas pour un porte-monnaie électronique.

 

Les travailleurs au sein de la même entreprise ne reçoivent pas le même niveau de paie et toutes les solutions électroniques ne sont pas forcément adaptées à leur situation.

 

Quelles sont les bonnes pratiques à mettre en œuvre avant de se lancer dans ce processus de digitalisation de la paie ?

Jean Pascal Mvondo : pour mener à bien ce processus de digitalisation, il faut se poser les bonnes questions : est-ce qu’on souhaite résoudre le problème de l’entreprise ? Ou bien du travailleur ? Il est crucial de comprendre la vie financière des travailleurs et de diversifier les partenariats.

Avant de lancer la digitalisation de la paie, la bonne pratique pour les entreprises est de faire le point sur la situation de l’ensemble des travailleurs pour identifier un mix entre les différents types de solutions numériques, comme évoqué dans la question précédente.

Par exemple, si on prend le cas d’une PME qui a 20 salariés, il faut considérer tous les autres travailleurs qui sont associés à la PME dans sa chaîne de valeur et qui ne sont pas au sens strict du terme des salariés : petits producteurs, petits fournisseurs, contrat précaire, travailleurs temporaires etc. C’est au niveau de la paie de ces acteurs que la digitalisation a le plus d’impact et qu’on peut toucher les 80 % de travailleurs du secteur informel.

Ensuite, c’est de le faire en partenariat avec les travailleurs et lorsqu’ils existent, les représentants des travailleurs, ce qui permet une meilleure adoption du paiement électronique par des populations qui ne sont pas familières avec ces services financiers digitaux.

Enfin, il convient de bâtir un écosystème local, notamment concernant la question des points de liquidités afin que les travailleurs puissent décaisser cet argent dès qu’ils en ont besoin ou effectuer des paiements électroniques auprès des commerces locaux. Il est également important de s’assurer qu’il y ait un soutien du fournisseur de services financiers après la paie pour accompagner l’entreprise et les travailleurs dans cette transition.

 

Comment être certain que cette transition digitale inclut les femmes, qui constituent une grande partie du secteur informel ?

Marjolaine Chaintreau : en recherchant des entreprises qui rémunèrent des femmes dans leur chaîne de valeur, on s’est rendu compte que la plupart du temps elles étaient dans des situations de contrat précaire, c’est à dire qu’elles étaient travailleurs, mais pas salariées ni employées. Ces femmes, elles sont petit producteur, travailleur temporaire, distributeur dans de petits magasins etc.

Jean Pascal Mvondo : en général, les femmes perçoivent un salaire qui est 2,5 inférieur à celui des hommes.  Si on rémunère ces femmes de manière électronique, ça permet de mettre en avant cette inégalité. Mais aussi de contribuer à une forme d’autonomisation économique, puisqu’elles ont plus de contrôle sur leur argent et peuvent ainsi planifier leurs dépenses. De plus, lorsqu'une femme reçoit un revenu sécurisé, elle contribue davantage au bien-être de son foyer que lorsque c’est l’homme qui le reçoit.

 

Au Sénégal, 96,4% des actifs occupent un emploi informel, dont 45,3% des emplois informels sont occupés par des femmes (source).

 

La crise du COVID-19 peut-elle servir de catalyseur à la numérisation de la paie et contribuer à son accélération ?  

Jean Pascal Mvondo : au Sénégal, la digitalisation des salaires serait bénéfique pour l’économie. Moins de 20% de la paie est actuellement versée de façon électronique. Si on augmentait cette part à 50%, on pourrait contribuer à hauteur de 45 milliards de francs CFA à l’économie par an (83 millions USD).

Du point de vue des travailleurs, la digitalisation de la paie contribue à la promotion du travail décent. Par exemple, c’est ce qui s’est passé pour Kossam SDE, entreprise sociale cofondée par la Laiterie du Berger et la Coopérative des éleveurs de Dagana (au Sénégal), qui a dématérialisé la paie des éleveurs en février 2020. S’ils n’étaient pas passés à la paie électronique, il y aurait eu une rupture de la chaîne d’approvisionnement car ils n’auraient pas pu rémunérer les 850 éleveurs : ces derniers ne pouvaient plus se déplacer pour recevoir leur paie à cause des mesures de restriction liées au COVID-19.

Marjolaine Chaintreau : l'accélération de la digitalisation des paiements à cause du COVID-19 est exponentielle et beaucoup d’entreprises ont été obligées de trouver des solutions digitales pour payer les travailleurs. De nombreux gouvernements ont réduit le prix des transactions, augmenté les plafonds, permis aux gens de garder plus d’argent sur leur porte-monnaie électronique dès le début de la crise. 215 pays ont créé un programme de protection sociale lié au COVID-19, 14% de la population mondiale reçoit un transfert d’argent de la part de leur gouvernement. Mettre en place ce type de programme en espèce aurait été peu transparent et cher.

A présent, tout l’enjeu c’est de rendre cette digitalisation responsable et d’être certains que les personnes qui auparavant n’avaient pas accès aux services financiers vont en bénéficier. Cette digitalisation arrive de manière tellement brutale qu’il pourrait y avoir des difficultés de compréhension des produits, d’accès pour les femmes, accentuant des problèmes déjà existants.

 

A présent, tout l’enjeu c’est de rendre cette digitalisation responsable et d’être certains que les personnes qui auparavant n’avaient pas accès aux services financiers vont en bénéficier.

 

Pour en savoir plus sur la digitalisation de la paie, nous vous invitons à lire le rapport de Better Than Cash Alliance "Numérisation du paiement des travailleurs pour la relance économique et le travail décent". 

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Kyungu NKULU , Canvas Jacques Exploitation, République démocratique du Congo
24 février 2021

Kyungu nkulu
Entrepreneur développeurs
Voilà ma préoccupations
Et nous qui sont a Lubumbashi que est notre préoccupations de payement ?

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