Interview FinDev

Comment améliorer les conditions de vie et de travail des éleveurs avec la digitalisation de la paie ?

L'entreprise sociale Kossam SDE revient sur la dématérialisation de la paie de 850 éleveurs au Sénégal
Jonathan Michaud

Jonathan Michaud est ingénieur agronome. Il dispose de plus de 10 ans d’expérience en accompagnement des entreprises et des filières au sein du Crédit Agricole Franche-Comté / Groupe Crédit Agricole. Depuis 2019, il est le directeur général de Kossam SDE.

Mamadou Fall

Mamadou Fall est agroéconomiste de formation. Après avoir dirigé pendant deux ans la collecte et les relations producteurs à Kossam SDE, il est maintenant directeur général adjoint de cette entreprise sociale.

L’entreprise sociale Kossam - Société de Développement de l’Élevage (Kossam SDE) a été créée en 2019 par la Laiterie du Berger et la Coopérative des éleveurs de Dagana (Richard Toll, Sénégal). Kossam SDE vise à structurer et renforcer la filière laitière en fournissant des services de proximité (aliments pour bétail, fourrages…), de la formation et du conseil aux éleveurs locaux. En février 2020, Kossam SDE lance avec succès la dématérialisation de la «paie» auprès de plus de 850 éleveurs, contribuant ainsi à l’amélioration de leurs conditions de vie et de travail. Jonathan Michaud (directeur général de Kossam SDE) et Mamadou Fall (directeur adjoint de Kossam SDE) reviennent sur cette transformation.

Cet article est le deuxième volet de notre série Enjeux et défis de la digitalisation de la paie des travailleurs en Afrique de l’Ouest : le cas du Sénégal, réalisée en partenariat avec Better Than Cash Alliance. Pour en savoir plus sur le thème de la paie digitale, nous vous invitons à lire le premier article de cette série : La digitalisation de la paie transforme la vie économique, sociale et financière des travailleurs et le rapport de Better Than Cash Alliance "Numérisation du paiement des travailleurs pour la relance économique et le travail décent". 

Comment se déroulait une journée de paie typique avant la transition vers la paie digitale ?

Jonathan Michaud & Mamadou Fall : Jusqu’en février 2020, tous les éleveurs étaient payés en espèces lors d’une ou deux journées de paie bien définies. Les éleveurs se déplaçaient jusqu’à l’usine à Richard Toll pour récupérer l’argent qui leur était dû.

Au départ, ça nous prenait une journée, puis deux jours par mois car le nombre d’éleveurs a augmenté (450 en février 2019, 850 éleveurs en février 2020 et plus de 1000 éleveurs en février 2021). Cette méthode de paie s’est révélée de plus en plus contraignante et c’est ce qui nous a poussé à mettre en place la digitalisation.

Premièrement, la paie en espèce était contraignante pour les éleveurs. En effet, ces derniers devaient arriver tôt le matin et attendre parfois toute la journée sous de fortes températures. De plus, les éleveurs étaient obligés de se déplacer jusqu’à Richard Toll un jour bien précis pour être payés, sans pouvoir le faire coïncider avec leurs autres déplacements.

C’était également laborieux pour Kossam SDE, puisque les équipes devaient manipuler pendant deux jours de l’argent liquide avec une certaine pression liée au temps d’attente des éleveurs, ce qui peut engendrer des erreurs.

Quand on combine ces éléments à la croissance des volumes de lait collectés et donc du nombre d’éleveurs, on allait arriver à une situation encore plus compliquée et risquée pour tout le monde. En novembre 2019, l’équipe de Kossam SDE a pris la décision de digitaliser et la première paye digitale a eu lieu en février 2020.

De gauche à droite : une éleveuse, Jonathan Michaud, Mamadou Fall. Crédit photo : KSDE
De gauche à droite : une éleveuse, Jonathan Michaud, Mamadou Fall.  Crédit photo : KSDE

Quels sont les bénéfices concrets de la digitalisation pour les éleveurs ?

Jonathan Michaud & Mamadou Fall : Nous avons identifié cinq bénéfices pour les éleveurs :

  1. Le gain de temps. Aujourd’hui, un éleveur n’a plus besoin d’attendre des heures pour recevoir sa paie.
  2. La sécurité. Tout le monde savait quel jour les éleveurs recevaient leur paie, ce qui pouvait créer potentiellement un contexte d’insécurité avec des risques de vol.
  3. La flexibilité. Maintenant, tous les éleveurs reçoivent leur argent à la même date mais vont le chercher quand ils le souhaitent.
  4. Le coût. La majorité des éleveurs n’habitent pas à Richard Toll et s’y rendre a un coût. Ils peuvent maintenant optimiser le coût de leur trajet en décidant quel jour ils vont retirer leur argent.
  5. La traçabilité. Chaque éleveur est identifié dans notre base de données avec son numéro de téléphone et sa carte d’identité. On a donc la certitude que c’est bien l’éleveur qui reçoit son argent puisqu’on sait sur quel numéro de téléphone on envoie les fonds.

Vous avez collaboré avec Wizall Money pour mettre en place la digitalisation de la paie. Pourquoi avoir choisi ce fournisseur comme partenaire ?

Jonathan Michaud & Mamadou Fall : Nous voulions un partenaire qui avait de l’expérience et qui pouvait répondre à nos différentes contraintes. Parmi ces contraintes, le fait que les éleveurs n'ont pas de smartphone.

Wizall Money avait déjà une expérience de paie des producteurs dans les chaînes de valeur agricole en Côte d’Ivoire. Nous avions également besoin d’un partenaire réactif dont les équipes ont un intérêt pour notre structure. Nous avons trouvé cette flexibilité, cette réactivité et cette capacité d’adaptation chez Wizall Money.

Quelle solution avez-vous mis en place avec Wizall Money pour payer les éleveurs ?

Jonathan Michaud & Mamadou Fall : La très grande majorité de nos éleveurs ne sont pas équipés de smartphone. Ils disposent d’un téléphone de base qui peut seulement recevoir et émettre des appels et des SMS.

Nous avons donc opté pour un code envoyé directement sur le téléphone des éleveurs. Munis de ce code et de leur pièce d’identité, les éleveurs se rendent dans le kiosque Wizall Money de leur choix pour retirer leur argent. Les frais liés à ce service sont à la charge des bénéficiaires (éleveurs).

La mise en place de cette solution a clairement enlevé un nombre considérable de contraintes aux éleveurs, notamment de temps et d’organisation. En outre, nous craignions que les éleveurs ne soient réticents à l’idée de payer pour recevoir leur argent. Hors la question du coût n’a pas été abordée. Au contraire, ça leur coûte beaucoup moins cher que de payer les transports pour se rendre à Richard Toll un jour spécifique dans le mois. Nous n’avons eu aucune réclamation dans ce sens.

La mise en place de cette solution a clairement enlevé un nombre considérable de contraintes aux éleveurs, notamment de temps et d’organisation.

Comment avez-vous convaincu les éleveurs de participer à cette initiative ?

Jonathan Michaud & Mamadou Fall : Nous n’avons pas sondé l'opinion de chaque éleveur, mais demandé l’approbation de la coopérative directement. Le collectif a été convaincu du bien-fondé de cette transformation, puis c'est la force du collectif et la mise en place d’une solution répondant à de nombreuses attentes qui a fait que ce nouveau service a été largement accepté. L’intérêt de l’ensemble a primé sur l'intérêt individuel.

Quelles ont été les différentes étapes de ce processus de digitalisation de la paie ?

Jonathan Michaud & Mamadou Fall : La décision de digitaliser la paie a été prise fin novembre 2019 et la première paie digitale a eu lieu en février 2020.

  1. Une fois la décision prise, nous avons discuté et validé cette stratégie avec la coopérative d’éleveurs collectivement. Nous avons expliqué clairement pourquoi ce changement, comment ça allait se dérouler, combien cela coûtait. La coopérative a immédiatement approuvé cette solution.
  2. Ensuite, nous avons travaillé avec Wizall Money pour définir les modalités techniques et financières. Nous avons donc opté pour le SMS avec un code puisque les éleveurs n’ont pas de smartphone, et négocié les coûts de manière à satisfaire l’ensemble des parties prenantes.
  3. Vient ensuite l’étape de communication avec les éleveurs et de fiabilisation de notre base de données. Nous avons dû vérifier chaque nom, prénom, numéro de téléphone, et relever la pièce d’identité des 850 éleveurs. C’est notre équipe de conseillers en élevage déployés sur notre territoire de collecte qui nous a permis de réaliser ce travail en un mois. Lors de cette étape, nous avons communiqué auprès des éleveurs en expliquant le projet et ses avantages.
  4. La paie digitale a été lancée en une seule fois en février 2020 avec l’accompagnement de nos équipes de conseillers. Pour la première paie, les kiosques Wizall Money ont été déployés devant l’usine et les éleveurs ont été accompagnés. Les équipes de Wizall Money étaient également présentes. A partir de la deuxième paie, les éleveurs se sont rendus dans le kiosque de leur choix.
  5. Le déroulement et l’appropriation du modèle a été suivi de près pendant plusieurs mois.

Au bout de deux mois, le changement était déjà adopté.

Première paie digitale avec les équipes Wizall dans les locaux à Richard Toll. Crédit photo : KSDE
Première paie digitale avec les équipes Wizall dans les locaux à Richard Toll.  Crédit photo : KSDE

Avez-vous observé de nouveaux usages financiers parmi les éleveurs au cours de l’année écoulée ? La paie digitale les a-t-elle sensibilisés à d’autres services financiers ?

Jonathan Michaud & Mamadou Fall : Partiellement. Nous avons observé dans un premier temps un mouvement de personnes qui ont acheté un téléphone portable. Nous avons également relevé un changement d’état d’esprit lié à cette digitalisation. En effet, la paie est devenue individualisée avec le SMS que chacun reçoit sur son téléphone. Ça a aidé les éleveurs à réaliser que leur travail génère des revenus qui leur appartiennent et non pas à celui qui va les chercher.

Toutefois, le dispositif ne permettait pas forcément d’implémenter de nouveaux usages financiers. Maintenant qu’on a introduit l’aspect digital, nous pouvons permettre aux éleveurs d’accéder à d’autres services.

Nous avons également relevé un changement d’état d’esprit lié à cette digitalisation. En effet, la paie est devenue individualisée avec le SMS que chacun reçoit sur son téléphone.

Plus d’un an après la mise en place de la digitalisation, où en êtes-vous ? Quelle est la prochaine étape ?

Jonathan Michaud & Mamadou Fall : Aujourd’hui, personne ne souhaite revenir en arrière, côté éleveurs mais aussi côté Kossam SDE. Nous avons gagné en temps, efficacité, traçabilité et sécurité.

De plus, la digitalisation de la paie a été mise en place juste avant l’arrivée du COVID-19 au Sénégal en mars 2020, où des mesures drastiques ont été rapidement prises : couvre-feu, rassemblements interdits etc.  Sans digitalisation, les éleveurs n’auraient pas pu se déplacer et n’auraient pas pu être payés.

Aujourd’hui, nous passons à la deuxième et dernière étape de transformation de la paie. En effet, il y a deux inconvénients aux codes SMS que nos éleveurs reçoivent sur leurs téléphones : il faut avoir un téléphone à soi, ce qui n’est pas le cas de tous nos éleveurs, ainsi que du réseau. Le principal problème rencontré, c’est que certaines personnes ne recevaient jamais le code, donc nous devions continuer à les payer en espèces.  

Pour faire face à cette situation, nous avons fourni à tous nos éleveurs une carte NFC individuelle. La paie sera envoyée sur cette carte dans un porte-monnaie électronique. Les éleveurs pourront ensuite se rendre dans un kiosque Wizall Money, donner leur carte, taper leur code confidentiel et retirer tout leur argent ou seulement une partie. Il n’y a donc plus de contraintes de réseau et plus d’obligation de retirer toute la somme versée. C’est une grande nouveauté qui nous permet de rentrer dans de nouveaux usages et services qui sont une forme de micro-épargne et d’épargne passive.

Nous allons dorénavant travailler sur différents sujets que la digitalisation nous permet d’aborder avec plus d’efficacité et de sérénité : accès aux assurances santé, développement de l’épargne et de l’éducation financière…

Pour en savoir plus sur la digitalisation de la paie, nous vous invitons à lire le rapport de Better Than Cash Alliance "Numérisation du paiement des travailleurs pour la relance économique et le travail décent". 

La Fondation Grameen Crédit Agricole et Crédit Agricole Franche Comté, actionnaires de la Laiterie du Berger, ont soutenu la création de Kossam SDE dans le cadre d’une mission d’assistance technique "Banquiers Solidaires ", un programme de volontariat de compétences du Groupe Crédit Agricole. Un ingénieur agronome de la Caisse régionale qui a mené en 2018 la mission, est parti pour 3 ans coordonner le lancement de Kossam SDE. Il s’agit de Jonathan Michaud, aujourd’hui Directeur général de Kossam SDE. Lisez notre article "Au Sénégal, structurer la filière du lait pour promouvoir l'inclusion financière des éleveurs" pour en savoir plus. 

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Jean-Paul Abissi Tuho
01 mai 2021

Merci pour le partage de cette expérience sur la digitalisation du paiement des éleveurs et éleveurs, au Sénégal. Toutefois, je suis plutôt intéressé par le partenariat Fondation Grameen Crédit Agricole et Crédit Agricole Franche Comté, qui a impulsé avec les 850 éleveurs la création de Kossam SDE. Qui produit du lait produit forcément de la viande. La production et la vente du lait devra, à mon sens, pouvoir enrichir l'éleveur-agriculteur. Nous encore trop timide et réservés sur l'organisation et le développement de la filière lait, à mon humble avis. Sur Kossam, je voudrais bien comprendre: Quelles sont les dynamiques qui y ont concouru ? Dans processus d'implication et d'appropriation de l'entreprise par les éleveurs ? Le projet a-t-il été conçu avec ou sans eux ?Sont-ils copropriétaires? Kossam SDE pourrait sans doute servir de modèle au Sénégal et en Afrique de l'ouest... J'aime spontanément ce qui s'y fait...et Il y a tant de choses... Merci cet article.

BIRAMA KONE , Mopti, Mali
08 avril 2021

La digitalisation a été une réussite pour la société. Vu la réduction du coût de déplacements des éleveurs, et nous pouvons affirmer que ce fait à renforcer la sécurité des éleveurs qui ne seront plus obligés de se déplacer avec du cash, C'est une très bonne chose, l'idée est à encouragé, Mais pourquoi ne pas le faire avec une entreprise digital du Sénégal ? A force de travailler avec les expérimentés est ce qu'on ne pénalise pas les nouvelles sociétés du marché ??

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